dimanche 26 février 2012

Racisme en milieu scolaire en France

Sur le terrain 25/02/2012 à 13h32

Dans ce lycée, Noirs et Blancs ne déjeunent pas ensemble

Nolwenn Le Blevennec | Journaliste Rue89
Audrey Cerdan | Photographe Rue89

Un parent d'élève a alerté Rue89 : dans un lycée agricole du sud de la France, la candidature de Marine Le Pen à la présidentielle exacerbe le racisme de certains.


Des vaches, non loin du lycée (Audrey Cerdan/Rue89)

Mi-février, en pleine vague de froid, le lycée paraît sans vie : rectangles en béton silencieux et pelouse gelée. Mais devant le réfectoire, dès 11h45, des dizaines de jeunes s'agglutinent, et il se passe quelque chose : les Noirs mettent leurs sacs près de la vitre ; les Blancs, à un autre endroit.

Beaucoup de lycéens ne souhaitent pas discuter de politique, certains déclinent par un sourire ironique, déplaisant. Les premiers qui témoignent sont de gauche : une partie des élèves est tentée par le FN, disent-ils, et c'est pour virer les étrangers.

« Ils disent que les Noirs sont sales »

Claire – tous les prénoms ont été changés, à la demande des élèves ou bien pour les protéger –, 16 ans, nous a donné rendez-vous dans « le temple du shopping » de la ville d'à côté. Claire est une première de classe, habillée de bleu et marron, fan de l'écrivain Pierre Bottero, utilisant l'expression « c'est avantageux » pour dire « c'est frais ».


Claire (Audrey Cerdan/Rue89)

Elle se dit de gauche : « En 2007, j'étais en CM2, et j'étais pour Besancenot » (elle tient ça de ses parents). Claire pense que Marine Le Pen peut passer : « Tous les petits vieux la trouvent bien mignonne. » Au lycée ?

« Au lycée, y a pas mal de racistes, surtout des garçons. Ils disent que les Noirs sont sales, que ce sont des crades. »

Plus âgée, Lucie, en BTS production animale, est une « grosse glandeuse » très sympathique, qui aimerait devenir véto, mais ne s'en donne pas les moyens (boîte de nuit tous les jeudis soirs, entre autres). Lucie ne vote pas. « Pas assez cultivée. Je trouve le journal Le Monde trop difficile, je n'arrive pas à le tenir. »

Sur le racisme, elle dit :

« Au lycée, [les Blancs] ne mangent pas à côté des filles noires. Mes grand-parents n'aiment pas les Arabes, mais à ce point-là je n'ai jamais vu ça. Dans leur tête, c'est fixé, il n'y a que Le Pen qui peut y arriver. »

« Elles profitent du racisme »

Les filles noires ? Une bande de copines, en bac pro service en milieu rural (SMR), venant de la ville. C'est elles qui sont visées.

Au lycée, ces filles noires, urbaines, des quartiers, cohabitent avec des jeunes Blancs issus d'un milieu modeste (mère cantinière, père à la SNCF, par exemple), rural, ou les deux. Claire trouve que les remarques racistes sont « infondées », bien sûr, mais elle ne les condamne pas fermement. Elles n'aime pas ces filles pleines d'exubérance. Claire semble répéter un discours cent fois entendu quand elle dit :

« Ce n'est pas parce qu'elles sont noires, mais elles ont toutes un grain. Provocatrices, en talons aiguilles. Elles sont toujours ensemble et cherchent à avoir mauvaise réputation. Elles profitent du racisme envers elles pour retourner le racisme. »


Lucie (Audrey Cerdan/Rue89)

Plusieurs heures plus tard, Lucie dit à peu près la même chose. Elle semble ne pas se rendre compte de la violence de ses mots :

« Elles sont spéciales, ce sont des pouf'. Elles s'isolent, et elles critiquent les paysans. Elles parlent super fort aussi, on entend qu'elles, c'est pour ça qu'on s'assoit loin à la cantine. »

« Leurs parents ne sortent pas de chez eux »

Claire et Lucie ne se révoltent donc pas spécialement quand leurs camarades de classe insultent les filles noires ou les regardent avec mépris. Elles laissent faire. Ce sont souvent des fils d'agriculteurs, disent-elles. Lucie essaye de trouver des circonstances atténuantes à ses camarades :

« Ces mecs, ils ont des parents qui ne sortent pas de chez eux, qui regardent la télé et qui bloquent dès qu'il y a un fait divers avec un Noir ou un Arabe. Je connais un paysan, il habite encore chez sa mère à 40 ans, le pauvre. Il déteste Harry Roselmack. Il y en a plein des comme ça. Et puis, faut arrêter, les remarques racistes, c'est pas tout le temps. »

De son côté, Claire précise que certains sont plus ouverts que d'autres. Elle pense à une copine, « fille de paysans », « qui a récemment envisagé de lire le journal d'Anne Franck ».

« Sales Noirs, laissez-nous partir »

Plus tard, Mariam et Amina sortent de la cantine, sous un ciel aux nuages jaunes et froids. Elles sont noires, dans la fameuse filière SMR (un peu par défaut, elles ne savaient pas où aller après le BEP). Dès que la question du racisme au lycée est posée, elles ne s'arrêtent plus de raconter :

« Il y a beaucoup de problèmes avec les gens de couleur ici. Ils disent “vivement la vague bleue”, en référence à Marine Le Pen. »

La présidentielle rend la situation plus difficile, disent-elles.

« Ce n'était pas pareil, il y a deux ans. Ils nous disent qu'ils vont enfin pouvoir nous dégager. »

Mariam, 19 ans, timide, raconte qu'elle était enceinte l'année dernière, et qu'on lui a mis un coup d'épaule. On l'a aussi traitée de singe. Elle dit que « cela se frotte » toujours dans le bus ou au self-service :

« Ils rigolent de nous. »

« Ils nous doublent dans la queue. »

« Ils se mettent très loin de nous, même quand il y a une table de huit places libre à côté. »


Mariam (Audrey Cerdan/Rue89)

Amina, plus explosive, raconte une anecdote dans le bus : une fille black s'est fait « emmerder » par le chauffeur, alors qu'elle avait payé son ticket. Les Noirs étaient de son côté.

« Les autres se sont révoltés en se mettant à hurler : “Bande de sales Noirs, laissez-nous partir en week-end.” C'était le retour à la ségrégation. »

Le bonheur, ce sera au soleil de Guinée

Ces deux-là ne portent pas de talons hauts et n'ont pas « un grain » dans la tête, comme le décrivait Claire. Amina ne sait pas qui est responsable de cette situation : les parents, la société, les médias... Mais elles se font une raison.

« On encaisse, on vit avec. Du moment qu'ils nous crachent pas dessus, ils peuvent avoir des opinions. Mais ce qu'ils ne supportent pas, c'est qu'on ne se laisse pas faire, qu'on ne baisse pas les yeux. On aurait des copains sur place, je pense qu'ils rigoleraient moins.

Quand on va voir les CPE [conseillers principaux d'éducation, ndlr] pour dire qu'on est persécutées, elles nous répondent qu'on a une part de responsabilité. [...]

C'est vrai qu'on a un esprit africain, on aime rigoler et être ensemble, mais on a aussi des camarades blanches et on ne rejette personne. »

Elles les appellent quand même les « petits campagnards », ce qui est à la fois méprisant et affectueux.


Amina (Audrey Cerdan/Rue89)

Amina aimerait être considérée comme une Française. « On me demande toujours de quel pays d'Afrique je viens. »

Et en même temps, elle sait déjà que la France ne va pas la rendre heureuse. Ses parents, qui s'occupent d'une famille nombreuse, ne travaillent pas. Son futur métier ne lui plaît pas, d'avance.

Amina n'a jamais été en Guinée, mais c'est dans ce pays qu'elle se voit souffler, et tourner son visage vers le soleil.

« Y a pas moyen. Je finirai mes jours là-bas. »

« Les agriculteurs ont changé »

Qui sont ces ados xénophobes ? Fils d'agriculteurs, Thomas et Martin, ne se sentent pas du tout concernés. Ils sont eux très à gauche, pas racistes du tout.


Martin (Audrey Cerdan/Rue89)

Martin a des parents dans l'agriculture bio, séduits par Mélenchon. C'est l'intello de sa bande. L'année dernière, il était dans une classe qui comptait beaucoup de racistes. Il ne les aimait pas. Il s'en est rendu malade (fièvre chronique).

A 19 ans, Thomas ne cesse de répéter que son père, sans héritage, a dû « démarrer son exploitation de rien ». Dix ans de sacrifice. C'est peut-être ce qui explique la différence de mentalité entre lui et ces camarades :

« [Les autres fils d'agriculteurs], ils ont déjà tout le matériel, toute la terre. Il n'ont pas besoin de travailler autant. Ils ont tout dans les mains. Ils ne voient plus les choses comme il y a vingt ans. Ils n'ont plus les mêmes valeurs de travail, de partage, de terre. Ils voient juste le bout de leur nez. »

« Ça dérape sur le fait qu'il y a trop de Noirs »

Fred a des yeux bleus ahurissants (ceux de sa mère). Il est moins tranché politiquement que Thomas et Martin. Lui vient du Nord de la France, il n'est pas fils d'agriculteurs. Il est en filière technologique « aménagement du territoire ». Il raconte :

« Les gens de ma classe trouvent qu'il y a trop d'immigrés et qu'il vaut mieux que chacun soit chez soi. En cours d'éducation socio-culturelle, on parle de la culture française, et tout de suite ça dérape sur le fait qu'il y a trop de Noirs. »


Fred (Audrey Cerdan/Rue89)

Quand on lui demande pourquoi il ne s'indigne pas, il hausse les épaules.

« Moi, je m'entends bien avec tout le monde dans ma classe. »

C'est le lendemain, quand la classe de Fred sort de cours, qu'on tombe enfin sur l'un d'eux. L'un des « leaders », très imposant, avec des cheveux laqués, et des tâches blanches sur les dents qui lui donnent l'air d'un enfant.

Marine Le Pen peut-elle faire quelque chose contre les étrangers en France ? Il répond : « Non, c'est trop tard, elle peut rien faire, il y en a trop. » Puis il s'en va, fier de lui. C'est tout. L'autre grand chef de bande, aux pics de cheveux blonds, voudrait bien nous parler, mais sa petite copine autoritaire le lui interdit.