lundi 8 décembre 2008

L’Afrocentricité et la Résurgence Africaine

Communication du Dr Molefi Kete Asante pour la Conférence sur l’Afrocentricité, Juillet 2005 à Cotonou, République du Bénin

Au nom de Ra, d’Atum, d’Amen, de Khepera, de Ptah, et au nom des centaines de noms par lesquels nous désignons les divinités d’Afrique, je suis heureux de pouvoir partager quelques unes de mes idées sur la question de la renaissance africaine. J’espère que ces idées provoqueront une discussion et un débat au sujet de l’avenir de la civilisation africaine du point de vue de la perspective afrocentrique.
Je suis particulièrement reconnaissant au Professeur Ama Mazama, à la Communauté JAH, de même qu’aux Béninois et Béninoises de me donner la possibilité de vous parler ainsi bien que je ne sois pas capable d’être physiquement présent.
Je commencerai ma présentation en faisant une remarque évidente : il n’existe pas de vraie nation africaine, dans le sens où il existe des nations européennes ou asiatiques, c’est-à-dire, des nations fondées sur les idées et idéaux qui définissent la tradition européenne ou asiatique, et faisant la promotion de cette tradition, à l’exception peut-être, du Bénin. Mais même dans ce pays historique, il y a des changements et des transformations qui laissent entrevoir l’influence de forces contradictoires et divergentes. Je sais, bien sûr, que toutes les sociétés ont fait l’expérience de l’intégration d’idées venues d’ailleurs, mais ce n’est pas ce dont je parle ici. Ce que je dis c’est que sur le continent africain, il n’y a pas une seule nation dont l’on peut honnêtement dire qu’elle reflète la culture africaine, dans ce qu’elle a de plus traditionnel et classique.
Je sais quels courants historiques nous ont amené à ce point, mais je veux aussi savoir comment nous pouvons apporter un remède à cette situation. Je veux par conséquent suggérer que les penseurs africains doivent changer de paradigmes, ainsi que le Professeur Ama Mazama l’explique dans son livre, The Afrocentric Paradigm, et qu’ils arrêtent une fois pour toutes de rechercher l’approbation, la reconnaissance, et les cajoleries des Européens en quête d’hégémonie. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous pourrons faire l’expérience d’une résurgence.
Harnachés par le christianisme et l’islam, aucune nation africaine ne pratique ses valeurs propres, fondamentales, à l’exception peut-être, encore une fois, du Bénin. Et de nombreux Béninois et Béninoises sont en train de succomber aux forces étrangères qui nous attaquent. Le Cheval de Troie de l’évangélisme blanc amène avec lui le même ferment dangereux qui nous a jadis réduits en esclavage et colonisés. Sans même parler de ce qui nous est arrivé en Amérique. La question qui se pose à nous est la suivante : étant donné notre condition actuelle, comment pouvons-nous revitaliser la civilisation africaine afin que celle-ci atteigne les plus hauts degrés de l’expression humaine, des valeurs humaines, des concepts, et de la créativité humaine ?
Ma réponse à cette question est que les Africains et Africaines doivent s’atteler, de façon déterminée, à renaître à eux-mêmes, et cette résurgence doit s’appuyer sur les fondements africains classiques. Certaines personnes aiment à parler de renaissance, mais ce mot implique que vous connaissiez déjà ce dans quoi vous étiez né. L’on ne peut avoir de renaissance sans avoir la conscience de ce que l’on a perdu. Qu’est-ce qui doit donc renaître ? Et pourquoi est-ce que cela doit renaître ? La souffrance de l’Afrique a été immense pendant ces derniers 500 ans, et les vicissitudes de l’histoire ont fait que nous n’agissons plus dans notre meilleur intérêt, et que nous ne pratiquons plus nos propres traditions intellectuelles. Le mot résurgence vient du latin resurgere, et signifie “s’élever à nouveau après avoir été presque totalement éteints.” Certains de nos frères et sœurs ne savent même pas qu’ils ont besoin d’être ressuscités, et que cela leur ferait le plus grand bien. Il y en aura aussi, parmi nous, qui participerons à cette opération de résurgence sans en être pleinement conscients ; ils seront influencés par le travail que nous faisons, et l’existence que nous menons.
Notre perte de traditions, de valeurs, de notre sens de direction, de notre sens de mission est réelle et profonde. 500 années d’oppression ont créé un peuple qui commence tout juste à redécouvrir la signification d’une renaissance africaine. Comment pouvez-vous reconquérir le sens profond de votre existence, de votre position culturelle et historique, sans vous livrer à un examen profond de ce que vous avez perdu ? D’autres cultures ont connu, à une époque ou à une autre de l’histoire, une expérience similaire. Elles s’en sont parfois remises, mais parfois, elles ont été détruites, complètement piétinées par les nations conquérantes.
La situation de notre mort culturelle
Ce dont je parle ici, ce n’est pas seulement du continent, car en fait, notre mort culturelle dans la Diaspora est aussi inscrite dans les idées fausses et dangereuses que nous avons adoptées ou développées, dans notre matérialisme servile, nos histoires qui sont celles d’un individualisme obscène, nos vulgarités linguistiques, notre destruction de nous-mêmes dans le contexte capitaliste américain, un contexte dans lequel des enfants noirs, complètement inconscients de leur passé héroïque, parlent d’eux-mêmes en des termes méprisables et terriblement négatifs.
N’est-il donc pas temps que nous ressuscitions ? Vous ne pouvez pas élever votre langage sans élever d’abord votre pensée, et vous ne pouvez pas élever votre pensée si vous n’êtes pas conscients des canons de votre culture. Il ne s’agit pas d’une plaisanterie, mais en fait, il s’agit de la seule voie possible pour sortir du marécage désolé de notre obsolescence culturelle. Au cœur de cette transformation il y a un renouvellement spirituel. Nous ne pouvons pas oublier ou ignorer les traditions que nos ancêtres ont développées au cours de milliers d’années d’expérience.

La transformation
Ce sont la production et la transmission de motifs, de symboles, et d’idées fondés sur les valeurs les plus durables de nos ancêtres qui nous permettront d’introduire une nouvelle vision des choses dans la société contemporaine. Cela aurait dû être, bien sûr, un processus naturel, mais étant donné nos circonstances politiques, culturelles, et sociales, ce processus naturel est devenu anormal pour nous. Normalement, chaque nouvelle génération évalue et perpétue les idéaux de la génération précédente. Ce lien est un lien organique dans la mesure où nous savons qui nous sommes parce que nous nous savons liés à d’autres. L’innovation s’appuie sur la tradition, et devient elle-même tradition. Ce qui représente une innovation pour une génération donnée devient une tradition pour la génération qui lui succède, et le cycle continue ainsi, à moins qu’il n’y ait rupture, désorientation, et déformation délibérée de ce qui s’est passé afin de conduire un peuple à sa mort psychologique.
Permettez-moi d’introduire, dans l’histoire de notre misère, dans la narration de notre imitation culturelle, de l’anémie de notre être, dans la Diaspora et sur le continent, permettez-moi de faire la suggestion suivante : nous devons avoir recours aux références africaines classiques afin de permettre à l’Afrique de renaître à elle-même. Ce que je veux dire par-là, ce que je veux dire lorsque je parle de renaissance ou de résurgence, c’est que nous, les Africains, devons interroger et situer dans leur histoire les valeurs, les concepts, et les idéaux sans lesquels il ne pourra y avoir de renouvellement d’une société basée sur le meilleur intérêt des Africains. Cette interrogation constitue une véritable révolution.
La crise culturelle
Les implications de cette ère de la renaissance africaine sont multiples et multidimensionnelles. En fait, il me semble que nous avons conscience de ces implications depuis les années soixante, lorsque le Professeur Maulana Karenga nous disait que nous souffrions d’une crise culturelle. Les implications de cette crise culturelle sont énormes dans la mesure où ce que cela signifie c’est qu’il serait impossible de réparer ce qui avait été détruit en une fois. Ce qui serait nécessaire, si nous parlions d’une voiture, ce ne serait pas simplement un règlement du moteur, mais que le moteur soit complètement reconstruit, ou bien que l’on change de voiture carrément, et que l’on en prenne une autre, à notre image.
Kémet comme exemple
Commençons par le commencement : Kémet est la meilleure source à laquelle nous puissions puiser pour notre renaissance, car la position historique de Kémet est indéniable. C’est de là que l’énergie qui a assuré l’expansion d’idées africaines importance a irradié. Il n’y a aucun mystère à ce sujet. De la même façon que la Chine et l’Inde sont à la source des cultures de l’Asie, de la même façon que la Grèce et Rome sont à la source des cultures de l’Europe, Kémet et la Nubie sont à l’origine de bien des idées africaines. La libation, par exemple, que l’on trouve partout en Afrique, fut attestée pour la première fois dans la Vallée du Nil. Nous savons aussi que la momification pratiquée dans la partie orientale du Nigéria vient de la Vallée du Nil. Les conceptualisations totémiques que l’on retrouve en Afrique plus qu’ailleurs, même si on les trouve aussi en Amérique du nord et le Pacifique sud, sont aussi et d’abord attestées dans la Vallée du Nil. Notons aussi que l’idée politique selon laquelle des peuples différents, parlant des langues différentes, et appartenant à des traditions matrilinéaires différentes pouvaient être réunis au sein d’une société unique est aussi une idée que nous devons à la Vallée du Nil. C’est ainsi que la première nation que le monde ait connue est née. Kémet a rassemblé 42 communautés différentes, ethniques si vous voulez, par la volonté d’un roi, Mènes, qui les a façonné en une nation unie. Ainsi, Cheikh Anta Diop, le savant sénégalais, avait raison de dire que l’Égypte est à l’Afrique ce que la Grèce est à l’Europe.
Le rôle de Kémet dans la résurgence
C’est la raison pour laquelle je cherche à expliquer la position unique de Kémet dans l’histoire de l’Afrique, et comme source d’inspiration et de génie. La raison pour laquelle Kémet continue à nous captiver c’est bien parce que Kémet s’est montrée capable d’établir et de former grâce à ses profondes découvertes, et pendant une longue période, des civilisations successives.
Le peuple kémétique croyait que la quête de Maât était la justification ultime de l’existence humaine. Il ne nous en faut pas davantage pour comprendre cette quête de Maât. Les Africains des tout débuts, nous ont laissé un héritage qui atteste de la réalisation de Maât sous toutes ses formes. Que nous nous penchions sur la langue, l’architecture, l’art, la politique, la religion, ou les mathématiques, partout nous voyons la grandeur et la majesté de cette quête de Maât. Sans les concepts culturels kémétiques, sans ses formes rituelles, et son idéal moral, nous ne pourrions pas parler de renaissance africaine.
Les Kémites nous ont donné le concept de valeur, Maât, qui était un objectif qu’ils poursuivaient de façon consciente. L’on peut parler de civilisation grecque, juive, chinoise, ou indienne, mais aucune de ces civilisations n’a développé de concept similaire au concept de Maât. Nous savons que ces autres civilisations ont développé leurs propres réponses, valables dans leur propre contexte, à l’environnement et aux autres. Nous savons que si Homère était la première voix grecque à s’élever avec éloquence, que si les Juifs ont produit un système de lois, que si les Chinois suivaient Confucius, tandis que les Hindous étaient à la recherche de Dharma, ce sont les Kémites qui ont affirmé que la plus grande mission qui puisse être, est d’œuvrer pour l’harmonie, et de contrer le chaos. Maât représente la constellation d’un nombre important d’idées de la culture égyptienne [1]. C’est une attitude, une façon de penser et concevoir tout ce qui est. Il est impossible à la culture africaine aujourd’hui de se renouveler sans être revitalisée par ses racines anciennes et classiques.
Étant donné le système culturel pétrifié dont nous les Africains avons hérité de l’Europe colonisatrice, une force historique nous pousse à retourner à l’identité qui était la nôtre avant que nous soyons asservis, afin de nous renouveler. L’esclavage ne peut pas nous revitaliser, il nous faut nous tourner vers la période qui a précédé l’esclavage. Insister sur le rôle de Kémet ne signifie pas que l’on dédaigne les autres cultures de l’ouest, du sud et de l’est de l’Afrique. Pas du tout. Ce dont il s’agit, c’est simplement d’affirmer que ces différentes cultures puisent leur origine dans l’axe classique que représentent Kémet et la Nubie. Pour véritablement connaître la culture yorouba, zoulou, louo, ou akan, pour n’en citer que quelques unes, l’on doit se pencher sur leurs origines, et pour revitaliser ces cultures, l’on doit examiner les traditions canoniques qui les ont précédées. Je sais que les Africains peuvent retourner à Kémet par le biais de cultures contemporaines, mais le résultat final doit toujours être le questionnement de normes, de modèles qui perdurent en art, littérature, philosophie, et éthique, tels que les Africains les ont forgés après des milliers d’années de réflexion. Nos traditions étaient bien en place, bien avant l’arrivée des bateaux négriers des Portugais sur les côtes ouest-africaines, or l’arrivée des Arabes sur les côtes est-africaines. Notre lien avec Kémet, plus que l’objet d’une étude réfléchie, doit devenir une force puissante, un symbole de notre conscience afrocentrique.
Le Défi
Les intellectuels africains ne doivent pas avoir peur de contester le fondement même de l’imposition occidentale sur le reste du monde. L’Occident a puisé dans l’idée d’individualité une grande énergie. C’est la raison pour laquelle, par exemple, la plupart des auteurs européens opposent la Grèce à l’Égypte, sur la base de l’individualité. Pour eux, la société européenne moderne est basée sur le concept grec de l’individu. Ils opposent ce concept au sens africain du collectif comme fondement de l’existence. En fait, Wener Jaeger, dans Paieda, l’a exprimé l’on ne peut mieux lorsqu’il a affirmé que “il ne pourrait y avoir de plus grand contraste entre la conscience aiguë de l’homme moderne, et le sens d’abnégation de l’orient pré-héllenénique, tel qu’il se manifeste en particulier dans la majesté solennelle des pyramides d’Égypte, et des tombes et monuments royaux de l’est” [2]. Du point de vue afrocentrique, et du point de vue des faits, cette affirmation est problématique pour plusieurs raisons. Vous voyez avec quelle aisance Jaeger réduit l’homme moderne à l’homme occidental, et comment la Grèce devient son point de référence pour l’histoire de l’humanité toute entière, quand il utilise le terme pré-héllénique pour séparer des époques historiques. En outre, il élimine l’Afrique et son passé classique en amalgamant l’Égypte et l’orient, en la rapprochant de l’est, alors qu’en fait, l’Égypte est au sud, et est africaine. Ce qu’il considère comme étant de l’abnégation n’est en fait rien d’autre que de l’humilité, une vertu que les Grecs auraient bien fait d’apprendre de leurs maîtres égyptiens. Quel ancien kémite aurait eu l’audace de signer son nom sur une grande œuvre d’art, ou de se proclamer l’auteur d’une grande œuvre littéraire sans rendre hommage au rôle des ancêtres et des divinités ? L’individualité est peut-être bien la plus grande forme d’arrogance lorsqu’il s’agit de signatures sur des œuvres d’art. L’art est, en principe, la combinaison d’idées et de pensées que la vie elle-même nous lègue.

La Dislocation
Les contradictions qui résultent de l’exaltation persistante de l’individu sont multiples. De fausses équations ne peuvent que donner de faux résultats. Ceci est vrai, qu’il s’agisse d’Africains ou d’Européens. Notre problème découle du fait que nous avons souvent accepté les croyances européennes comme s’il s’agissait de nos propres vérités historiques. Nous avons commis une telle erreur parce que nous ne déterminons plus les paramètres de notre propre existence, et parce que nous n’avons pas suffisamment questionné l’histoire de l’Europe. Nous avons, par contre, et nous continuons à questionner notre marginalisation par l’Europe ; en fait, le marginal apparaît souvent comme étant authentique, et nous nous satisfaisons de ce statut.
L’idée de renaissance
C’est pour cela, qu’à mes yeux, l’idée d’une résurgence signifie que nous recherchions les modèles les plus nobles en matière de pensée et de comportement, ceux qui reflètent l’excellence, le bon goût, le jugement critique, la simplicité, l’équilibre, l’harmonie, et la force. Cette recherche signifiera automatiquement l’élimination des discours et du langage vulgaires qui déshonorent nos ancêtres, la fin, dans notre esprit même, des arguments en faveur de la suprématie blanche. La réponse se trouve dans les normes que nous établirons après avoir interrogé les meilleurs modèles de notre passé. Cet appel au passé se situe dans le contexte de notre effort pour nous repositionner comme agents, comme sujets, et non plus comme objets, dans le cadre de notre propre histoire.
La tâche qui nous attend
Notre tache est immense. Nous devons contester le discours selon lequel les sociétés africaines ont étouffé les masses, l’adoration pour le roi était irraisonnée, les responsabilités du roi vis-à-vis de son peuple étaient minimes, et selon lequel dans la société africaine, l’individu était moins que rien. Ce sont là de faibles arguments développés toujours pour mieux faire l’apologie de la Grèce antique comme société idéale.
L’idée qui accompagne ce discours est qu’Homère et le christianisme sont intimement unis au sein de la culture occidentale. Le christianisme était le programme qui diffusa la doctrine des droits individuels de chaque âme, comme valeur et fin en soi. En outre, il était admis que chaque individu n’avait de comptes à rendre qu’à lui-même. Ainsi, la doctrine grecque de l’individualité se heurte à la notion africaine du collectif.
Alors que ce sont les Grecs qui ont élaboré cette notion d’individualité, c’est à la religion chrétienne qu’il revient d’avoir essayé de résoudre la question de la place de l’individu dans la société. L’on peut aller au paradis tout seul, par soi-même, et laisser l’autre aller en enfer. C’est là la conclusion à laquelle les Grecs parvinrent, et c’est en cela que l’Occident établit une rupture radicale dans l’histoire de l’humanité.

Qui est essentialiste, de toute façon ?
Il n’est pas étonnant que les critiques européens post-modernes soient gênés par l’essentialisme exprimé par les défenseurs du paradigme de la suprématie blanche. Jaeger, par exemple, écrit que certaines qualités des Grecs étaient “naturelles, innées” (p. xx). Il s’agit là d’une position essentialiste par excellence. Jaeger est tellement sûr de l’influence kémétique sur la Grèce ancienne qu’il répète une bonne centaine de fois ces mantras de la supériorité blanche, par exemple que les Grecs “ont une compréhension philosophique plus avancée que n’importe quelle nation de la même époque”, ou encore que la notion de “modèle idéal de vie était né en Grèce,” que “les Grecs représentaient l’expression de la perfection humaine,” que “l’esprit grec relève d’un acte miraculeux de création,” et de nombreuses autres platitudes, tout ceci afin d’établir dans l’esprit du lecteur une séparation entre la Grèce et Kémet, la véritable source de tout ce dont Jaeger parle. Il s’agit d’une fabrication d’un mythe, c’est-à-dire la formation ou l’affirmation d’un mensonge comme si c’était une vérité, au point que ceux à qui s’adresse ce mensonge finissent par l’accepter comme vérité. Cela relève de la même démarche utilisée pour nous convaincre que l’Iraq avait des armes de destruction massive, mais, bien sûr, ainsi que vous le savez le vrai problème n’est pas un problème d’armes de destruction massive, mais d’armes de tromperie massive.
Le germe de cette pensée
Mon argument que Kémet doit servir de fondement à la renaissance africaine n’implique en aucune manière l’idée d’un miracle biologique, immutable, similaire à celui posé par les Allemands afin d’expliquer la Grèce ancienne. Ceci dit, je suis conscient de la relation très spéciale que les Kémétiques avaient avec leur environnement, je montrerai comment ils ont utilisé cette relation afin d’avancer leur propre civilisation et nous léguer une science sur laquelle nous pouvons nous appuyer pour notre renaissance aujourd’hui. Ce que j’essaie de situer, ce sont la vigueur, l’intérêt, le renouvellement, l’énergie morale, l’esthétique, et les principes éthiques que l’on peut identifié comme définitoires de notre époque classique, et comme valant la peine d’être imités.
Déjà à cette époque ancienne, Kémet influençait les autres pays africains, et en fait, Kémet a contribué à civiliser un bon nombre de non-Africains. L’on entend ou l’on lit couramment, sous la plume d’auteurs européens, que Kémet était isolée du reste de la Vallée du Nil, mais cela n’est pas correct, car en fait Kémet entretenait des relations constantes avec les sociétés avoisinantes, qui envoyaient leurs citoyens les plus proéminents étudié à Kémet. Nous savons que Thales, Pythagore, Isocrates, Democritus, Anaximandre, Anxigoras, Eudoxus, et Solon ont tous étudié sous l’égide d’Africains.
En outre, nous savons que le pharaon exerçait son autorité et son influence sur les terres adjacentes, au point qu’au moment de son intronisation des délégations d’ambassadeurs, les mains chargées de cadeaux, venaient participer aux réjouissances, en même temps que le supplier de partager avec leur peuple le don de la vie dont les Égyptiens jouissaient. Les monuments des premières dynasties suggèrent, par exemple, que pendant la période Gerzéenne [1], les Asiatiques s’étaient rendus en Afrique afin d’offrir des cadeaux au Pharaon. Nous savons donc que l’influence de Kémet ne se limitait pas au nord de la Méditerranée, mais en fait s’étendait au sud-ouest asiatique.
Comment initier le processus de notre renaissance
Je voudrais maintenant penser à voix haute, avec vous, à l’initiation de cette science de notre renaissance. Il me reste une dernière chose à faire, cependant. Je dois épeler les conclusions les plus importantes qui ont causé notre chute. J’en offre la liste ici comme un ensemble d’assomptions expliquant pourquoi notre réflexion s’est laissée emprisonner par l’Europe jusqu’à maintenant. Notre hardiesse aurait été considérée comme de la stupidité, ou pire, comme une insulte à nos professeurs, noirs ou blancs, qui ont honoré l’Europe et les Grecs davantage qu’ils n’ont honoré nos propres ancêtres..
Conclusions centrales sur l’Afrique et l’Europe
1. Les africains ont créé des divinités et les grecs ont créé des hommes (Jaeger)
2. Les africains recherchaient le bien collectif, les grecs recherchaient l’intérêt individuel.
3. La plus grande œuvre d’art, pour les africains, étaient une société harmonieuse ; les grecs, quant à eux, recherchaient l’avènement de l’homme.
4. Le principe intellectuel africain fondamental est Maât ; l’individualisme grec est humanitas, le comportement humain.
Nous devons considérer notre époque classique comme une inépuisable source de force, d’art, de motifs, de processus, de signes, de valeurs morales, et de comportements. Nous ne pouvons pas permettre à l’Europe de spolier l’Afrique de son époque classique. Ce n’est pas que nous cherchions à oublier notre passé sur d’autres continents, mais nous sommes tous les descendants des premiers humains qui ont émergé en Afrique de l’est. Notre héritage s’étend à tout le continent, pas une petite parcelle de l’Afrique. Nous sommes tous africains. A partir du moment où nous en serons convaincus, nous assisterons à une révolution néo-kémétique dans le monde africain. Je crois fermement que cette révolution commencera par un renouvellement de nos valeurs morales.
L’on peut se pencher sur ce point particulier en posant la question suivante : en quoi la pratique morale est-elle affectée par l’adoption de l’idéal kémétique moral ? Cet idéal moral, comme tous les concepts qui relèvent de l’idéal, nous amènera à décrire l’existence guidée par Maât, l’existence maatique. Comment une société maâtique répond-elle à l’environnement, aux relations, à la politique internationale, à l’oppression raciale, aux luttes de classes entre les riches et les pauvres, aux conflits inter-ethniques, à l’oppression sexuelle, à la pollution de la mer et de l’air ?
Deux possibilités se présentent à nous afin d’appréhender le concept d’idéal. On peut l’approcher comme un modèle, c’est-à-dire comme une norme qui doit être suivie. Ou bien, l’on peut l’approcher comme un thème qui fournit une orientation, une direction. Je voudrais insister sur cette deuxième approche, sur la notion d’idéal comme point de départ, comme thème. Il est très important que l’idéal en question ne soit pas un concept mort, mais vivant, vital. Il devient alors possible que cet idéal régénère les idées et concepts dont nous avons besoin pour une renaissance africaine. Permettez-moi de penser à nouveau à voix haute, et de questionner mon propre raisonnement en suggérant que ce dont nous avons peut-être besoin, c’est d’une résurgence, de nous lever à nouveau. Nous avons en fait besoin de nous relever après avoir connu la quasi-extinction de nos formes culturelles et de nos idées canoniques afin de renaître en tant que peuple proactif, et efficace, et profondément engagé à se réformer. J’en appelle donc à une résurgence, une résurgence massive de l’Afrique, afin que nous mettions un terme à la désuétude morale, politique, et culturelle de ces 500 dernières années. Je ne dis pas que nous avons été complètement éliminés, mais ce que je dis c’est que l’éducation de nos enfants ne sera jamais complète tant que nous n’appréhenderons pas correctement notre propre passé et nos propres traditions classiques.
Tout ce que j’ai fait sur le plan intellectuel, pendant ces 30 dernières années, m’a conduit à réaffirmer la présence de l’Afrique dans l’arène intellectuelle. Cela signifie, bien sûr, qu’il m’a fallu regarder de près l’histoire et la culture africaine et africaine américaine, afin de pouvoir mener à bien cette affirmation. Lorsque j’ai donné à mon livre pour les écoles le titre L’Afrique Classique, c’était dans le but bien précis de suggérer que nous pouvions éduquer nos enfants autrement. La création du programme de doctorat en Etudes Africaines Américaines n’a pas été une mince affaire, mais je me suis acharné afin de démontrer qu’il existait un important corpus d’informations qui n’avait pas été étudié au niveau supérieur. Je porte les cicatrices des combats multiples que j’ai dû mener, des intrigues montées contre moi, et des trahisons dont j’ai souffert, au cours de cette lutte pour institutionnaliser un programme de doctorat afrocentrique en Etudes Africaines Américaines. Lorsque j’ai créé et commencé à éditer le Journal of Black Studies (Journal d’Etudes Noires) avec Robert Singleton, c’est précisément parce que j’avais la conviction que nous devions contrôler les instruments de notre recherche. C’est pour cela que nous avons créé le Journal of Black Studies, en 1969, afin d’explorer les phénomènes africains. Le Journal est maintenant publié sur 4 continents, et est lu par plus de 3500 personnes. La publication de mon livre, Afrocentricity, en 1988, et l’élaboration de l’Afrocentricité comme perspective philosophique, devaient servir à nous projeter comme sujets de notre propre histoire.
Il y a 5 ans, j’ai écrit un article en anglais pour la revue internationale Diogène, et ai inclus un résumé en 2 langues, en twi et en ébonique. Mon but était de positionner la culture africaine américaine, sous sa forme linguistique, dans un journal international, afin de répudier l’idée selon laquelle notre langue ne pouvait être utilisée dans une revue savante. Il s’agit peut-être bien d’une des choses les plus audacieuses que j’ai faites jusqu’à maintenant. Je fais cette diversion simplement pour dire que nous devons construire sur les fondements qui sont les nôtres, et que si nous ne connaissons pas ces fondements, nous devons tout faire pour les découvrir.

Trouver des exemples
De toute évidence, toutes les formes de renaissance, qu’elle soit africaine, asiatique, ou européenne, puisent dans le passé, et redécouvrent parfois parmi les idéaux rejetés parce qu’apparemment devenus inutiles, des points de repère qui serviront de points de départ et de points d’arrivée. La résurgence du monde africain doit commencer par une résurgence de la pensée, de la philosophie, de l’éthique, et des objectifs moraux africains.
Il est possible de parler de la régénération et de la revitalisation de Kémet pendant toute son histoire. Nous savons, par exemple, que Kémet a connu plusieurs périodes pendant lesquelles les leaders intellectuels et spirituels ont du se mettre ensemble afin de se souvenir de ce qui avait été écrit dans les livres anciens. Ces périodes étaient des moments de réforme, de cultivation, et de renouvellement. Il était nécessaire pratiquement après chaque guerre ou période d’occupation de repenser l’histoire et la mission du peuple kémite. Après 246 années de servitude et de brutalités, nous n’avons jamais entrepris de thérapie collective, et lorsque nous sommes capables de réfléchir à notre passé, c’est pour être aussitôt bombardés par des images de Sambo, par la bible, et nous retrouver à la périphérie de notre propre histoire. L’autre jour encore, Michael Dyson a utilisé des mots totalement dégradants pour parler de nous, et pourtant, lorsqu’il a eu fini de parler, le public noir l’a applaudi avec enthousiasme. Pourquoi une telle chose est-elle possible ? Où est donc l’élaboration d’un nouveau système de valeurs fondé et ancré dans les sphères les plus hautes de notre culture ? Oui, le moment de notre résurgence est bel et bien arrivé.
Piankhy, un roi du sud, unit Kémet sous contrôle nubien, et devint le prédecésseur de la 25ème dynastie. Il vainquit Tefnakht, le prince de Sais, et le força à se rendre, mais certaines régions de Kémet ne s’étaient toujours pas soumises. Il fallut les efforts d’un autre roi pour parachever la conquête. Ce roi s’appelait Per-aa Shabaka. C’est lui qui gagna le contrôle total et permanent de Kémet et de la Nubie. Mais c’est Taharka, cependant, qui, plus que tout autre, chercha à restaurer la grandeur passée de Kémet. Le pays souffrait encore des effets de la période d’instabilité qu’il venait de traverser, de l’épuisement après les efforts de guerre, une crise foncière, et un retranchement intellectuel. Amen avait perdu la très haute place qu’il occupait dans le cœur des citoyens, la corruption des prêtres était courante, les statues des grands rois et des grandes reines gisaient dans la souillure, certaines de ces statues avaient même été profanées. Taharka consulta les sages de Waset, il restaura les systèmes qui avaient été abandonnés, instaura un retour à la consultation des livres anciens, and inaugura en fait une renaissance de son peuple. Maulana Karenga explique comment “les Nubiens se percevaient comme restaurateurs de l’ancienne tradition kémétique. Ainsi, en architecture et en littérature, ils ne ménagèrent aucun effort pour maintenir la tradition, et créèrent par-là même une renaissance de la culture égyptienne ancienne” (p. 104). Pourquoi ne pouvons-nous en faire autant ?

Comment contribuer à la résurgence africaine
Qu’est-ce qui est nécessaire pour qu’une renaissance africaine ait lieu, maintenant que Maât a été délaissée, maintenant que les principes artistiques de Kémet ont été banalisés, que nos relations avec nos ancêtres ont été affaiblies, et que nos esprits ont été corrompus par des parodies d’existence ? Depuis notre expérience de l’esclavage européen, de la colonisation européenne, nous vivons dans la confusion, désorientés, hors de notre propre centre, disloqués, et incapables de contribuer aux sociétés auxquelles nous appartenons par la naissance et la culture. Apporter une contribution à l’Amérique ne signifie pas que l’on doive devenir blanc. Apporter une contribution à l’Amérique ne signifie pas que l’on doive abandonner sa maman, cela ne signifie pas que l’on doive se haïr, détester la couleur de sa peau, son histoire, son peuple. La haine de soi n’et pas un signe de succès, c’est la plus grande forme d’échec.
Quelques lieux communs kémétiques
1. le jugement après la mort est symbolisé par l’équilibre des bras de la balance
2. il y a concept d’éternité, ankh neheh
3. la présence de l’eau au tout début comme source de la création tout entière
4. Ra comme maître de l’univers
5. la valeur de la fertilité et de la reproduction
6. la validité écologique du système totémique
7. la protection et les soins accordés aux anciens
8. l’amour des livres
9. ce qui est juste rend les faibles plus forts que ceux qui sont puissants
La beauté de ces idéaux kémétiques réside dans le fait qu’ils correspondent aux idéaux d’autres traditions africaines. C’est pour cela que Karenga remarque que Maât, en tant que loi naturelle et ordre naturel, est reflétée dans d’autres traditions, notamment celle des Dinkas, pour qui cieng est un concept d’ordre moral. Comme verbe, il signifie “vivre ensemble, mettre en ordre.” Comme nom, il représente “la morale, le comportement, les coutumes, la force de la loi, la façon de vivre et d’être” [1].
Comment des formes populaires s’établissent à partir de formes anciennes
Est-ce que vous vous souvenez comment Picasso, Modigliani et d’autres artistes européens furent inspirés par les thèmes de l’art africain, en particulier les masques africains, au début du 20ème siècle ? Vous souvenez-vous comment ils créèrent une forme totalement nouvelle d’art européen en peignant les formes abstraites à trois dimensions de l’art africain ? Ce que je suis entrain d’essayer de dire, c’est que dans toutes les civilisations classiques, l’on peut trouver de l’inspiration, fondée sur un thème, un point d’orientation. Il n’y a aucune raison pour laquelle les Africains ne peuvent pas suivre la voie établie par nos ancêtres. Au 19 ème et 20 ème siècle, les Européens connurent une période de retour à la civilisation grecque, qui déboucha sur la construction de structures de Parthénon, comme à Nashville, Philadelphie, et dans d’autres villes. Ils ont créé des groupes de fraternité et de sororité grecs, donné des noms grecs à leurs institutions, organisé des expositions de sculpture grecque, tout ceci pour attester de leur renouvellement. C’était une renaissance.
Aujourd’hui, la civilisation chinoise connaît une renaissance de la dynastie Ming, telle que les Chinois sont inspirés par les styles, les concepts, les modèles et les valeurs de la dynastie Ping. Leurs nouvelles villes, qui grimpent vers le ciel, sont pleines de motifs, de modèles et de symboles Ming. Ils ont trouvé le moyen de ressusciter leurs ancêtres à travers des réalisations architecturales contemporaines. Les nouveaux jardins, publics ou privés, suivent le modèle des anciens jardins du Palais d’Été. Les réalisations contemporaines, en matière d’art et de culture en général, sont ancrées dans les traditions classiques des Chinois. C’est une source de résurgence.
Les rapports humains
Ceci est le domaine de l’éthique, de la morale, et des valeurs car tous les rapports humains doivent être guidés par Maât. C’est la raison pour laquelle il est dit que la seule nourriture qui convenait aux dieux était Maât, ou bien encore que seule Maât existait au moment de la création. Les rapports que nous entretenons doivent prévenir le chaos. De façon personnelle, nous pouvons recréer un monde au sein duquel les assauts d’une force brutale contre des personnes sans défense sont critiqués et condamnés, un monde où la pollution de l’air est considérée comme étant un crime, où l’injustice est démasquée, et où le terrorisme d’état est dénoncé avec la même vigueur que les actes terroristes individuels. Et que diriez-vous d’une résurgence qui fait du noir un paradigme d’excellence, de morale, qui veut que lorsque l’on dit le mot noir l’on indique automatiquement ce qui est bon, ce qui est juste, profondément moral, véritablement monumental. Ne devrions-nous pas tenter l’impossible afin d’atteindre les sommets atteints par nos ancêtres ? Si nous essayons d’attraper les étoiles, et nous retrouvons sur la lune, nous nous serons assurément élevés au-dessus du niveau terrestre.
Le sage ancien disait, “Sauvegarde-moi des messagers de la méchanceté, qui infligent des punitions, et dont le visage n’exprime aucune pitié” [2]. Nous serons sauvés de l’oppression que nous subissons lorsque nous devenons conscients de la tâche à laquelle nos ancêtres veulent que nous nous attelions. C’est à ce moment-là que nous assisterons à une véritable renaissance, c’est-à-dire, à une résurgence de l’Afrique.
L’Afrique a été trahie par le commerce international et le négoce.
Souvent, l’Afrique a été trahie par la nouvelle science de la génétique alimentaire et la répartition inégale des ressources.
L’Afrique a été trahie par les missionnaires et les imams ; ces derniers ont appelé nos prêtres et prêtresses des charlatans tout en élevant les ennemis de l’Afrique au rang de sauveurs.
L’Afrique a été trahie par l’enseignement, les institutions et la matrice du savoir imposés par le monde occidental.
Souvent, l’Afrique a été trahie par ses propres dirigeants lesquels ont démontré une aptitude dans l’art d’imiter les pires habitudes et comportements de l’Europe.
Souvent, l’Afrique a été trahie par l’ignorance de son peuple au sujet de son propre passé.
En conséquence, les Africains sont les êtres les plus trahis de notre temps.
Ceux qui ont été si souvent trahis doivent sérieusement reconsidérer leur approche quant aux phénomènes, à la vie, à l’existence, au savoir. Les trahisons ne doivent pas perdurer et nous ne devons pas reléguer l’Afrique au tas d’immondices de l’Histoire comme un certain nombre d’Africanistes et de non-Africanistes le clament.
Un continent et un peuple dotés d’un incroyable potentiel peuvent relever n’importe quel défi mais notre réflexion doit redevenir la nôtre, loin de la pensée esclavagiste de ceux qui ont œuvré pour la domination raciale. Il va de soi, que lorsque je m’exprime en ces termes, je parle de l’Afrique dans le contexte et l’esprit de Marcus Garvey. J’accepte que l’Afrique ne soit pas qu’une entité géographique mais un monde en soi issu tant de notre propre imaginaire que, comme cela semble plus probable, du résultat des assauts, attaques et agressions perpétrés à l’encontre du peuple africain. Nous sommes présents sur tous les continents et occupons des postes d’influence dans des pays aussi éloignés les uns des autres que le Brésil et le Royaume-Uni.
Mon objectif est d’aider à élaborer un plan pour la réhabilitation de la place de l’Afrique, de sa respectabilité, de son sens de la responsabilité et de l’autorité.
Le thème de cette conférence nous mène droit au cœur de l’avenir des interactions humaines en cherchant à analyser le savoir occidental, sa construction, son rapport à la conquête et à la domination et son acharnement en tant qu’instrument véhiculant l’idée d’une suprématie de la race blanche dans le monde.
Nous savons bien que les Africains ont pensé l’univers depuis plus longtemps que tout autre peuple. Les habitants de couleur noire peuplent ce monde depuis longtemps.
D’ailleurs, la philosophie est née en Afrique et les premiers philosophes étaient africains.
La tradition africaine est intrinsèquement liée aux toutes premières pensées philosophiques.
Or dès l’amorce de l’intérêt de l’Europe pour l’Afrique, les auteurs européens qualifiaient les anciens traités africains de "Littérature de la Sagesse" en une tentative de différenciation négative entre la pensée Africaine et la pensée Européenne. Il leur était impossible de concevoir que les Africains puissent détenir la philosophie.
Selon eux, la philosophie devait annoncer un type de réflexion que seuls les Grecs possédaient. Ils bâtirent une Grèce miraculeuse reposant sur les fondements d’une imagination raciale qui établissait une supériorité absolue de l’Europe blanche.
Considérée au cours de la période néo-classique de l’histoire de l’Europe comme étant à l’origine des autres arts et sciences, la philosophie se révéla la discipline principale. Ils la considérèrent selon les préceptes Darwiniens qui allaient jusqu’à établir une hiérarchie du savoir. A ce propos, je me souviens encore, comment dans le Sud des États-Unis, alors que j’étais enfant, les Blancs interdirent aux Noirs d’actionner de grosses machines sous prétexte que ce travail était trop intellectuel pour eux.
Un grand nombre d’auteurs européens glorifièrent les œuvres émanant de l’esprit grec. Un érudit grec détenait les clés de chaque savoir dans l’esprit européen. Plus aucun secret n’était inconnu des Grecs. Ils ne prêtaient allégeance à personne. Ils étaient purs, sans la moindre tache, isolés de tous les autres peuples et véritable référence à laquelle le monde se devait d’adhérer.
Que ce soit dans les Arts ou les sciences, en sculpture ou en mathématiques, en astronomie ou en littérature, ils étaient sans antécédent et demeuraient sans égal.
Ainsi, d’après la pensée occidentale, la philosophie était la discipline dans laquelle les Grecs excellaient. Ainsi que Théophile Obenga le souligne, il se peut que d’autres peuples aient eu la religion, les contes, les proverbes et la littérature de la sagesse mais les Grecs maîtrisaient la philosophie. C’était la plus haute des disciplines et ce ne fut qu’à travers l’esprit des Blancs que la philosophie vit le jour.
Or nous savons que le terme philosophie n’était pas grec, bien qu’il parvienne à l’Anglais et aux autres langues européennes par le Grec ancien. Seba, sagesse, l’ancien mot égyptien (Mdw Ntr) est le tout premier exemple de réflexion philosophique. D’ailleurs, sur la tombe d’Antef I, 2052 avant Jésus Christ, nous voyons mentionné pour la première fois le mot sagesse.
Le mot sophia, sagesse en grec, vient du mot africain plus ancien, seba. Dire en grec "philo" revient à dire frère ou amant. L’on dit en général qu’un philosophe est un "amoureux de la sagesse". Pourtant, les premiers Africains en étaient arrivés à cette conclusion bien avant qu’une nation grecque ne vit le jour.
De ce fait, les premiers penseurs et philosophes reconnus n’étaient pas grecs. Ainsi ni le mot philosophie ni sa pratique ne sont d’origine grecque mais africaine.
Thalès, lequel vécut vers 600 avant Jésus-Christ est généralement considéré comme le premier philosophe grec. Certains prétendent que c’était Pythagore, plus jeune que Thalès mais, je prétends, en accord avec la plupart des chercheurs grecs qu’il s’agissait bien de Thalès puisque il est dit qu’il enseigna au jeune Pythagore "Fais comme moi et va en Egypte apprendre la philosophie des Egyptiens". Pythagore suivit son conseil et se rendit en Egypte où il passa vingt-trois ans aux pieds de professeurs aussi vénérables que Wennofer.
En de nombreux haut-lieux, différents thèmes philosophiques y étaient enseignés à savoir l’éthique sociale, les lois naturelles, la métaphysique et la médecine. On pouvait étudier au Temple de Ptah à Men-nefer, au Temple de Bast à Bubastis, au Temple d’Hatheru à Dendera, à l’Ausarion d’Abydos, au Temple d’Amen à Waset, au Temple d’Héru à Edfu, au Temple de Ra à On, et au Temple d’Auset à Philae. En effet, érudits et autres se réunissaient en de nombreux autres sites de Siwa à Esna pour des discussions et débats intellectuels. Aucune ville, néanmoins, n’était aussi riche en temples et écoles que Waset dans laquelle les temples d’Amenhotep III, Seti I, Nefertari, Hatshepsut, Tuthmosis III, Mentuhotep, et le Ramesseum étaient en plein essor au cours de la période allant du Moyen Empire au Nouvel Empire. Kemet, l’ancien nom de l’Egypte, était loin d’être démunie d’un vaste corpus de réflexions amassé pendant des siècles.
A l’époque où les Grecs commencèrent à venir en Egypte étudier aux 7e et 8e siècles, les philosophes égyptiens avaient déjà fondé d’immenses bibliothèques spécialisées dans l’histoire, les sciences, la politique et les religions.
Le long du Nil, les Africains portèrent leur réflexion sur le sens de l’univers, l’origine du bien et du mal, les relations entre les individus, la gouvernance de la société, la nature de l’au-delà, la conception de la beauté et la nature du divin. Mon intérêt ne porte pas ici sur l’influence que l’Afrique eût sur l’Europe ou l’influence que Kemet eût sur la Grèce. En réalité, je crois qu’il est temps que nous dégagions l’étude de l’Afrique ancestrale de toute comparaison avec l’Europe car l’Europe ne se situe pas sur la même lignée historique.
Nous deviendrons beaucoup plus savants sur nos propres cultures au fur et à mesure que nous parviendrions à obtenir une connaissance approfondie de nos sociétés en matière de transmissions, de migrations, de savoirs liés à la propriété, de relations familiales, de gouvernance, de styles et techniques littéraires et du sens de la moralité selon les Africains.
Peut-être qu’un jour le nom des premiers philosophes nous paraîtront aussi familiers que les noms des philosophes grecs aujourd’hui. Pourquoi le monde ne devrait-il pas connaître le nom des philosophes qui bâtirent l’édifice de la civilisation de l’humanité ?
Imhotep, 2700 avant Jésus-Christ, première grande figure de l’histoire. Tels Socrate et Jésus, aucun de ses écrits n’a survécu mais nous savons qu’il avait maîtrisé les notions de volume et d’espace puisqu’il fut l’architecte de la première pyramide, la pyramide de Saqqarah. Il fut le premier philosophe, le premier physicien, le premier architecte et le premier conseiller du roi dans l’histoire. Sa biographie et son travail inscrits sur les murs des temples et les papyrus illustrent le respect qu’il inspirait.
Ptahhotep, 2414 av. J.C., premier philosophe de l’éthique. Il croyait que la vie consistait à vivre en harmonie et en paix avec la nature. Tout discours traitant de la relation entre les êtres humains et la nature est un hommage à la vie de Ptahhotep.
Kagemni, 2300 av. J.C., le premier à enseigner la bonne action au nom de la bonté et non du profit personnel se révéla au monde en un philosophe africain presque mille huit cent ans avant Bouddha.
Merikare, 1990 av. J.C., valorisa l’art du discours. Ses enseignements classiques à ce sujet furent consignés et transmis de génération en génération.
Sehotepibre, 1991 av. J.C., fut le premier philosophe à épouser une forme de nationalisme fondée sur l’allégeance et la loyauté à un dirigeant politique.
Amenemhat, 1999 av. J.C., le premier cynique reconnu dans le monde. Il soutint une vision cynique quant au cercle des intimes et amis, appelant à rester sur ses gardes face aux proches.
Amenhotep, fils de Hapu, 1400 av. J.C., fut le plus vénéré des anciens philosophes Kémit. Avec Imhotep, il était l’incarnation même du philosophe. Il fut élevé au rang de Dieu, tout comme Imhotep, bien avant Jésus. Il fut considéré comme le plus savant des penseurs de son époque.
Duauf, 1340 av. J.C., fut perçu comme le maître des protocoles. Son but était de lire afin d’acquérir la sagesse. Premier intellectuel de l’histoire philosophique. Lire, disait-il, était le meilleur moyen d’exercer l’esprit.
Amenemope, 1290 av. J.C., mit en avant la philosophie des bonnes manières, de l’étiquette et du succès. Akhenaton, 1300 av. J.C., éleva Aton au rang de Dieu tout puissant.
Tous ces philosophes vécurent des centaines d’années avant les philosophes grecs. D’ailleurs, Homère, le premier Grec ayant écrit de manière intelligible, vécut vers 800 av. J.C. Mais, il n’était pas philosophe. Il séjourna et étudia en Afrique.
Kung Fu Tzu, 551 av. J.C., ce grand philosophe Chinois était persuadé que les humains étaient capables d’élargir la Voie. Il vécut bien plus tard que les philosophes africains.
Siddhârta Bouddha, 563 av. J.C., le philosophe indien vécut à peu près à la même époque tout comme Isocrate, qui vécut vers 500 av. J.C.
L’afrocentriste que je suis aujourd’hui aborde l’élaboration de la connaissance selon un point de vue qui place les Africains en tant qu’acteurs et non simplement les spectateurs de l’Europe. Puisque l’afrocentricité constitue une nouvelle approche dans l’analyse de données, une nouvelle orientation, elle véhicule des hypothèses sur l’état actuel du monde africain. Par exemple, l’on admet que les Africains agissent très souvent sur le plan intellectuel, philosophique et culturel en-dehors des réalités africaines et en conséquence, se trouvent délocalisés, détachés, isolés, excentrés ou désorientés. L’on veut croire aussi que l’état actuel du monde africain sert les intérêts économiques et politiques de l’Occident et dessert aussi bien l’Afrique que les Africains.
Il en découle ainsi des différences d’opinions au sujet de la valeur de l’Afrocentricité. Ceux qui nous ont éloignés du centre cherchent à maintenir leur position sur nos bases intellectuelles et philosophiques en sapant tout mouvement visant à former les Africains à se considérer comme des acteurs principaux du monde et non comme des acteurs en marge de l’Europe. Quelles sont les questions brûlantes ardemment débattues par Stephen Howe dans son livre "Afrocentrism" ou par les réactionnaires français François-Xavier Fauvelle-Aymar, Jean-Pierre Chrétien et Claude-Hélène Perrot dans leurs virulentes attaques dans leur ouvrage récemment paru "Afrocentrismes" ? J’ai déjà bien sûr répondu à un très grand nombre de critiques dans mon livre "The Painful Demise of Eurocentrism".
Mais qu’est-ce qui provoque cette peur chez autant de chercheurs blancs et de chercheurs noirs blancs ? D’après une configuration culturelle, l’idée afrocentriste se distingue par cinq caractéristiques :
1. un intérêt majeur pour le positionnement psychologique déterminé par les symboles, les motifs, les rituels et les signes.
Il y a quelques semaines, je conduisais sur une route de campagne isolée, située en plein cœur du Ghana et me retrouvai dans un petit village composé de six ou sept maisons ainsi que d’une église. L’église était l’édifice le plus remarquablement entretenu dans ce lieu et juste au-dessus de la porte d’entrée se trouvait une large représentation d’un Jésus blanc. Pour moi, aucun autre exemple ne peut mieux souligner ce sinistre problème qu’est l’action inappropriée, la profonde décontextualisation. Il n’existe aucune référence pour cette situation autre que celle de la domination de l’Europe dans l’esprit de l’Afrique. Il n’y a plus rien à dire et l’on ne devrait plus rien dire. On ne devrait ni en accorder une valeur, ni même en discuter ou en débattre. On doit tout simplement l’éradiquer.
Je crois que les signes, symboles, rituels et cérémonies sont utiles aux sociétés, et de surcroît, j’accepte le fait que les sociétés se maintiennent et se désagrègent à partir de symboles. Nous faisons la guerre à cause de symboles, nous nous battons au sujet des valeurs liées au respect et nos vies se trouvent enrichies par le souvenir de ceux qui sont devenus des héros en défendant ce auquel nous croyons. Aux États-Unis, nous avons mené un combat contre l’état de la Caroline du Sud, premier état à s’être déclaré indépendant de l’union durant la guerre civile du siècle dernier ; aujourd’hui cet état est l’un des derniers à avoir renoncé au drapeau des Confédérés, qui symbolisait l’esclavage, l’injustice, la bigoterie et la domination blanche. Un grand nombre d’habitants blancs de cet état soutiennent l’idée que le drapeau représente le symbole du combat de leurs ancêtres contre le gouvernement et croient qu’il devrait être hissé en haut du Capitole. Il va de soi que nous, Africains, descendants d’esclaves le perçoivent comme le symbole pervers du racisme. Le débat se situe au niveau d’un symbole ayant engendré la haine et la bigoterie au nom d’une société unie ou comme un moyen donné d’encourager la répression d’une minorité. Il est clair pour nous que le symbole du drapeau des Confédérés ne vise pas à unifier la communauté. Il divise et ce de manière intentionnelle. Ici au Royaume-Uni, vous n’êtes pas sans ignorer la tyrannie de la suprématie raciale et religieuse et l’utilisation fortement abusive de symboles et de rituels de certains pouvoirs.
Mais mon but, pour revenir à mon propos, est de démontrer que l’intérêt majeur de l’Afrocentriste pour le positionnement psychologique, c’est-à-dire, lorsque le psyché d’un individu n’est plus en rapport avec sa propre réalité historique, est un problème légitime pour toute action rectificative. Un Africain ne peut pas bâtir une église au cœur de la Côte d’Ivoire plus imposante que la Basilique de St-Pierre à Rome sans se demander ce que nous, Africains, pensons de nos propres ancêtres ! Un autel d’une valeur de cent ou deux cent millions de dollars en l’honneur d’une divinité africaine aurait pu changer à jamais le respect de la religion en Afrique. Mais un peuple qui ne voue aucun respect pour ses propres dieux ne devrait pas s’attendre à être respecté. Je dis cela en tant que non-religieux. Je parle du symbolisme pur, de la rationalité pure, et non de l’irrationalité, je parle du bon sens. Si vous êtes sur le point d’utiliser votre argent comme vous le devriez pour améliorer les conditions sanitaires, les projets éducatifs et les conditions économiques pour le peuple africain et bien, par Dieu, utilisez le pour mettre en scène vos propres ancêtres et non pour rivaliser avec Rome pour savoir qui peut bâtir le plus grand monument européen en Afrique !
L’Europe n’a eu aucune difficulté à asseoir sa suprématie sur la terre entière. Huntington (p.81) affirme que l’Occident : fut le détenteur du système bancaire international
contrôla toutes les monnaies fortes
fournit la plus grande partie des produits finis dans le monde
exerça une autorité morale sur d’autres chefs d’état
se montra capable d’interventions militaires massives
contrôla les voies navales
dirigea la recherche technologique la plus avancée
domina l’accès à l’espace
domina l’aérospatiale
domina les communications internationales
domina la production d’armes ultra sophistiquées
Nous ne cherchons ni l’hégémonie ni la domination, nous abhorrons l’idée qu’un groupe d’individus devrait imposer sa volonté sur autrui, contre la volonté de ce dernier. Mais c’est justement cette volonté délibérée de la part des Blancs de maintenir cette suprématie sur les Africains qui a causé tant de tensions raciales et d’agitation. Non seulement le temps ne joue plus en faveur de cette domination, mais de plus, le monde n’y adhère plus.
Toutefois, les effets tenaces de plus de trois cent ans de domination psychologique et culturelle nous ont laissé hors des enjeux économiques et politiques.
2. un engagement à trouver la place-sujet des Africains dans les domaines social, politique, économique ou religieux et impliquant les questions sur le sexe, le genre et la classe.
L’Afrocentriste s’engage à croire que les Africains sont des acteurs du monde et en conséquence, ne doivent pas être perçus comme de simples spectateurs. Mais, toutefois, il faut reconnaître que ces mêmes acteurs peuvent avoir une action inappropriée, ce qui constitue un problème de réelle ampleur. Il ne faut pas nécessairement être Blanc pour servir certains intérêts aux États-Unis, l’on peut être Noir et servir des intérêts d’ordre hégémonique contre les Noirs. Aujourd’hui, un homme Noir du parti conservateur se présente en tant que candidat à la vice-présidence sur les listes du Reform Party de Pat Buchanan, l’un des retours en arrière les plus effrayants en matière de politique nationale. Il y a toujours de vilains petits canards qui caquettent au moindre ordre proféré par ceux qui désirent le pouvoir.
Ainsi le problème de ces Africains éjectés des enjeux importants est un problème d’ordre mondial. Ce n’est pas juste un problème américain ou anglais, c’est un problème qui persécute les Africains au Canada et en Australie. Il apparaît tous les jours en Afrique du Sud et au Nigeria, au Ghana et en Côte d’Ivoire. Nous sommes partout confrontés à l’éventualité d’être mis en marge, mais la mission de notre génération est de résister aux assauts hégémoniques du matin jusqu’au soir. Nous ne pouvons le faire, cependant, qu’en recherchant la place-sujet. Nous demeurons l’un des seuls peuples qui a permis aux autres de devenir des experts de notre histoire et de nos ancêtres ; c’est l’origine du désordre. Les Ghanéens vous reportent souvent vers Rattray pour des informations concernant les coutumes Asante et certains Nigerians pensent encore qu’A Tropical Dependency de Lady Lugard en dit long sur le Nigeria.
Les Afrocentristes ont pour position de considérer toute forme de discrimination raciale, sexuelle, de genre et de classe ainsi que l’exploitation comme purement et simplement condamnables. Toute analyse afrocentriste critique la domination. De surcroît, toute analyse afrocentriste est une critique du principe de hiérarchisation et de la notion du patriarcat car cette analyse provient des différentes formes d’oppression.
3. une défense des éléments culturels africains comme étant valides historiquement dans le domaine de l’art, de la musique, et de la littérature
Puisque l’Europe a promu la Grèce au rang de norme par laquelle elle juge et évalue toute forme culturelle, l’Afrique peine, dans ce contexte, à parler de ses classiques dans l’art, la musique, et la littérature. Parler du beau et vouloir présenter la conception européenne du beau c’est déformer la réalité. C’est en effet juste une conception. Le David de Michelange est une vision de l’homme, ce n’est pas la seule. Les danses rituelles de l’hégémonie sont bien souvent aveuglantes dans leurs portraits de l’Europe en tant que norme selon laquelle toutes les autres doivent être jugées. Les rythmes sont toutefois décalés et imprécis.
Parler d’art classique, de musique classique ou de danse classique ne peut pas juste signifier parler d’art, de musique ou de danse occidentaux et avoir sens dans le contexte mondial. Une forme culturelle digne d’émulation peut être considérée classique pour une période historique donnée. Il y a toutes les raisons de parler du classicisme Akan, Yoruba ou des formes classiques d’art, de danse ou de littérature afro-américaines autant que de parler des formes européennes. La réalité ici, pour notre compréhension, a avoir avec la tonalité assourdissante de cette affirmation blanche de pseudo-valeurs universelles alors qu’en réalité elles sont régionales, particulières bien qu’exportées sur le plan international. Tout comme le roi Lobenguela s’interrogea au sujet de l’intérêt des missionnaires écossais à présenter leur Dieu aux Ndbele. Il dit à Moffat "Nous avons notre propre dieu, Nkulunkulu, et vous avez le vôtre. Pourquoi voulez-vous que nous adoptions le vôtre ?" Bien sûr, comme l’a dit Samuel Huntington, le monde européen n’est ni le plus intelligent ni le plus brillant mais le "plus désireux d’utiliser la violence pour asseoir sa volonté politique". Le temps pour le roi Lobenguela était compté ; très vite, il eût une horde de Blancs dans son royaume professant "l’obéissance des serviteurs à leurs maîtres".


4. une célébration de "la centralité" et de l’action et un engagement pour la sophistication lexicale qui élimine les mots péjoratifs envers les Africains et les autres peuples.
Il existe un poème australin édité à plusieurs reprises et enseigné aux élèves du primaire qui rappelait aux Australiens blancs ceci :
"Nous avons conquis cette terre au profit d’une race sans nerf.
Bien trop retors pour combattre Si nous voulons la conserver, nous aussi nous devons faire face A l’adage qui dit que la force est juste".
C’est ainsi que les gens sont déracinés contre leur gré. Mais l’Europe ne présente pas d’excuse à ces gens et les Blancs ne se sont pas excusés aux États-Unis pour avoir volé la terre des nations indigènes. En Afrique, ils ont tenté de s’emparer de la terre mais l’ont trouvé surpuissante et les hommes résistants sur la terre de leurs ancêtres. Néanmoins l’Europe a laissé un continent entier déporté de son centre, de ses propres réalités et parle constamment d’une Afrique ratée, d’une Afrique fatiguée, d’une Afrique infectée par le VIH, d’une Afrique malade, d’une Afrique honnie, et d’une Afrique qui peine à se relever. Il va de soi que pour nous, l’Afrique se doit d’être convaincue de trois choses :
(1) revenir au vrai sens de son identité culturelle,
(2) créer des réseaux d’Africains continentaux et transcontinentaux pour coopérer à une échelle globale, et
(3) enseigner aux enfants de se débarrasser des vieilles technologies et trouver les moyens d’exploiter abondamment les nouvelles formes d’information.
De cette manière nous célèbrerons la centralité et l’action sans pour autant oublier nos ethnicités, nos histoires et nos valeurs de fraternité. Tous les Africains, partout dans le monde, ont contribué remarquablement dans leurs pays, que ce soit en Occident ou en Afrique et doivent être considérés et doivent se considérer comme des acteurs fiables et responsables, sur lesquels l’on ne doit pas agir mais qui agissent. En conséquence, nous devons partout construire des institutions à notre image et selon nos intérêts. L’une des conséquences pour un peuple qui a perdu son dieu, c’est qu’il perd ses institutions, sa raison d’être, sa langue et l’on ne peut pas puiser sa propre force pour bâtir des institutions tant que l’on n’a pas redécouvert son centre culturel. Évidemment nous disposons de nombreuses insertions dans le flux culturel africain et ces apports doivent être reconnus, énoncés, et considérés comme faisant partie d’une nouvelle réalité africaine. Rien ne demeure identique, mais les changements qui surviennent avec le temps sont bien souvent superficiels, externes et n’en transforment pas l’essence. Le bois peut rester dix ans dans l’eau, il ne se transformera jamais en crocodile.
Nous avons été condamnés pour avoir entrepris d’améliorer le vocabulaire usité, mais c’est pourtant le rôle de toute philosophie, de clarifier les enjeux, de découvrir les pièges dissimulés, et d’alerter les gens face au danger. L’on ne peut pas parler d’une Afrique Noire et d’une Afrique Blanche, l’on ne peut pas parler d’une Afrique sub-saharienne, l’on ne peut pas parler de réalités à l’Ouest et à l’Est, comme s’il n’y avait pas de sud, l’on se heurterait à un Afrocentriste si l’on parle de Pygmées, d’Hottentotes, ou de Bushmen. On ne peut pas permettre à l’action africaine d’être assumée par l’Europe dans la construction de la science, de l’histoire ou de l’art. Pourquoi un Nigérian devrait-il écrire que Mungo Park découvrit le fleuve Niger ? Livingstone a-t-il réellement découvert Victoria Falls ou quelqu’un l’aurait-il amené à Musi wa Tunya et ce dernier aurait déclaré par orgueil qu’il rebaptiserait cet endroit Victoria Falls ? Nous avons un gros travail à faire mais il sera accompli au cours de ce millénaire.
5. une forte obligation de réviser l’ensemble des écrits sur le peuple africain d’après les sources historiques
Que nous soyons d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, nous sommes Africains. Il n’y a aucune raison de présupposer un hypothétique Atlantique Noir. L’Atlantique n’est ni noir ni blanc, il est bleu sombre. C’est un océan et un océan n’est ni un obstacle dans l’interaction humaine ni nécessairement un élément de consolidation de l’expérience humaine. Nous demeurons Africains bien que nous devenions Jamaïquains, Africains-Anglais, Haïtiens, Africains-Américains ou Costa-Ricains.
Nous devons apprendre de chacune de nos expériences. C’est la séparation imposée qui nous a empêché de réellement nous comprendre. Lorsque l’intellectuel haïtien Antenor Firmin écrit en 1895 dans son célèbre ouvrage The Equality of the Human Races (L’égalité des races humaines) il défendit tous les Noirs, des États-Unis, du Brésil, du Royaume-Uni, du Nigeria des assauts racistes et des commentaires biaisés.
Je suis persuadé que les éléments constitutifs de notre retour à la centralité sont enracinés dans quatre domaines généraux de recherche :
la Cosmologie - la nature de l’être, Ontologie, Mythologie ; l’Axiologie - la nature des valeurs éthiques ; l’Epistémologie - la nature du savoir, preuves, méthodes ; l’Esthétique - la nature des systèmes créatifs et économiques.
Mais à quoi sommes-nous confrontés en promouvant une réelle compréhension de la manière par laquelle le savoir est construit en Occident en vue d’encourager le racisme ? Bien souvent, nous nous confrontons à d’étranges carriéristes aigris qui écrivent comme s’ils faisaient référence à nos propres expériences alors qu’en réalité, leurs objectifs sont totalement distincts de la volonté de centralité des Africains à l’échelle humaine.
De temps à autre, un livre sort et s’oppose à la sagesse de l’expérience au sein de la communauté Africaine Américaine. "Against race" du sociologue Paul Gilroy est un livre de ce type. Gilroy, un chercheur anglais, qui enseigne à l’université de Yale s’est fait un nom aux États-Unis avec l’ouvrage post-moderne, "The Black Atlantic". J’envisage ce livre comme une suite à la tentative de déconstruction de la notion d’identité africaine aux États-Unis et ailleurs. Cela va, bien entendu, carrément à l’encontre des expériences vécues par les Africains Américains. L’histoire de la discrimination à notre encontre en Occident, aux États-Unis ou au Royaume-Uni ou dans d’autre pays du monde occidental, est une histoire de violation de notre dignité parce que nous sommes Africains ou les descendants d’Africains. Cela a très peu à voir avec le fait d’être d’une côté ou de l’autre de l’océan. De telles séparations, et ce particulièrement dans un contexte de hiérarchie raciale et de domination blanche, ne sont guère plus que l’acceptation d’une définition blanche de la négritude. Je rejette une notion qui tente d’isoler les Africains aux Amériques de leurs frères et sœurs sur le continent, et bien sûr, de favoriser l’éloignement des Africains entre eux en Angleterre. C’est une atteinte aussi grave et injurieuse que la conférence de Philadephie en 1817 qui postulait que les Noirs aux États-Unis n’étaient pas Africains mais des "Américains de couleur" et qu’ils ne devaient donc pas retourner en Afrique. Soutenir, comme s’y attèle Gilroy, que les Africains en Angleterre et aux États-Unis font partie de "l’Atlantique noir" c’est soutenir la thèse des "Américains de couleur" à nouveau. Il nous a fallu cent cinquante ans pour abattre le concept de "l’Américain de couleur" aux États-Unis et je ne resterai pas inactif face à une notion injurieuse et acceptée de fait en cette date si tardive dans notre combat pour libérer nos esprits. Nous sommes les victimes en Occident de systèmes de pensées, de conceptions du savoir, de façons d’être qui prennent notre Africanité comme une indication d’infériorité, une chose à surmonter. Cette position est, pour moi, un questionnement sur l’humanité et la dignité du peuple africain. Malgré ce qui pourrait ressembler à l’acceptation des Africains à l’échelle politique, cela est profondément raciste, car c’est l’acceptation de ce que les Blancs trouvent acceptable, à savoir, l’idée que certains Noirs ne sont plus Africains. Le moyen le plus simple et le plus rapide d’assumer cette position aux États-Unis est de dire "tu n’as jamais rien laissé en Afrique", ou "tu n’es ni un Africain ni un Noir mais un Américain" ou encore de dire " l’Afrique ne m’a jamais rien apporté". On devient aussitôt accepté en tant que blanc d’honneur.
Il devrait être clair que le nouveau livre de Gilroy "Against Race" n’est pas un livre contre le racisme ou le racialisme, comme il devrait peut-être l’être, mais un livre contre l’idée de race comme facteur organisateur des relations humaines. Cela est presque semblable à l’idée présentée il y a une dizaine d’années ou plus par la critique conservatrice, Anne Wortham, dans son ouvrage controversé "The Other Side of Racism". Tout comme Wortham, Gilroy soutient que les Africains Américains passent trop de temps dans des évènements collectifs qui éveillent la conscience raciale et participent ainsi à des marches "de type militaire" exemplifiées par The Million Man March et The Million Woman March, les deux étant, selon lui, inutiles. La seule personne qui puisse faire ce genre de commentaire est celle qui n’y est pas allée. Incapable de voir l’incroyable pouvoir de la construction collective dite umoja dans le cadre d’une société raciste et dégénérée, Gilroy préfère rester sur la ligne de touche et jeter la pierre aux vrais joueurs dans l’arène. C’est une position réactionnaire. Donc Against Race ne peut pas être considéré comme un livre contre le racisme bien qu’il soit contre la race, mais plutôt contre l’idée d’identité culturelle noire qu’elle soit construite comme race ou comme identité nationale collective.
Soyons clair ici, Against Race n’est pas un livre contre toutes les formes d’identité collective. Aucune agression n’est faite à l’encontre de l’identité juive, en tant qu’identité religieuse ou culturelle, aucune attaque n’est formulée contre l’identité française ou chinoise en tant que réalités historiques collectives. Aucune agression n’est faite à l’encontre de l’identité culturellement construite de l’Indien- hindou, ni du Blanc anglais. Et il ne devrait pas y en avoir. Mais, Gilroy, comme d’autres parmi son école de pensée, considère les principaux coupables comme des Afrocentristes qui conservent un amour complexe de la culture africaine, la conscience de l’ascendance africaine et la croyance dans le Panafricanisme. Dans la construction ou le manque de construction de Gilroy, quelque chose ne tourne pas rond avec ces Africains Américains car l’Afrique demeure dans leur esprit un lieu, un continent, un symbole, la réalité de leurs origines et le point de départ de leur première traversée de l’océan alors qu’ils ne sont pas vraiment africains. Mais Gilroy ne sait vraiment pas de quoi il parle. Et cela le conduit à de bien mauvaises conclusions au sujet de la communauté Africaine Américaine. Le rapport que les Africains aux Amériques ont avec l’Afrique n’est pas d’ordre mythique ou mystique. Nous ne vouons pas un culte, l’air hébété, au nom du continent bien que nous soyons fortement engagés dans tous les sens du terme. En sommes-nous toujours conscients ? Bien sûr que non ! Tous les Africains Américains qui arpentent les rues de Philadelphie, Chicago ou Los Angeles ne pensent pas à s’engager pour l’Afrique, mais ils savent presque immédiatement que lorsqu’ils sont agressés par la police, privés de capitaux d’investissement ou critiqués pour persister à maintenir l’Europe hors de leur conscience sans en avoir la permission, que l’Afrique est au cœur de leur réalité existentielle. Nous sommes plus que jamais Africains, bien que nous soyons modernes, contemporains, en somme des Africains domiciliés en Occident.
En fait, Gilroy passe un temps incroyable à expliquer comment la race, un faux concept, "est comprise". Il écrit " La conscience de l’unité indissoluble de toute vie à l’échelle de matériel génétique conduit à un sens affirmé de la particularité de nos espèces en tant qu’ensemble, ainsi qu’aux nouvelles peurs quant au changement fondamental et irrévocable du caractère (p.20). J’ignore comment Gilroy peut passer de ce point de vue pour appréhender le peuple africain comme porteur de cette "peur" au sujet de la race, une conception qui n’a pourtant jamais été promue par le peuple africain dans ce pays ou sur le continent. C’est essentiellement une notion anglo-germanique, fabriquée et disséminée pour promouvoir les différences entre les peuples et pour établir une hiérarchisation européenne, ainsi qu’une hiérarchisation parmi les Européens eux-mêmes. Nous n’avons que faire des hiérarchies ; notre travail pour ce millénaire est la centralisation et la réorganisation des priorités du monde africain basé sur l’acceptation ferme du rôle de l’Afrique pour assurer l’interdépendance de la destinée humaine.
Quand une nouvelle génération nous étudiera, puissent-ils voir notre génération d’Africains avec la fierté de savoir qu’il y eut ceux qui luttèrent pour la vérité et la justice alors qu’il était plus simple de se fondre dans la masse des traîtres. Puisse cette nouvelle génération mener les mêmes combats et aller de victoire en victoire jusqu’à ce que nous éradiquions toute forme de dégradation humaine de la surface de la terre.

Traduction par Mouna Lobè, 2007 Version originale de l’article : asante.net
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